Inés Bacán est née en Andalousie dans une dynastie gitane flamenca de longue tradition, celle des Peña de Lebrija, ou Pinini, du surnom de l’ancêtre chanteur. Si elle a attendu de longues années avant de chanter, elle y a gagné un pouvoir : celui de se faire entendre avant même d’ouvrir la bouche. Tout en pudeur et en intériorité, elle scelle d’emblée un pacte silencieux avec le public, qu’elle invite à une traversée vers un autre temps, celui de l’intériorité. Sa lenteur particulière, sa voix forte mais retenue, rencontrent naturellement la profondeur des siguiriyas et des soleas, les chants graves du cante jondo. Sans apprêts ni surenchère, elle touche le spectateur au plus juste, lui envoyant une sincérité à vif, modulant les mots jusqu’au sanglot, improvisant avec expertise sur les structures de base, ou jouant avec les silences qu’elle connaît aussi intimement que la musique.
Inés Bacán a grandi entourée de maîtres de chant, elle est l’arrière-petite-fille du légendaire Pinini, petite-nièce de la Perrata, nièce de Fernanda et Bernarda de Utrera, cousine d’El Lebrijano, soeur du défunt guitariste Pedro Bacán. Mais elle n’a commencé à chanter publiquement qu’à l’âge de 38 ans. “Dans ma famille, si tu ne chantais pas bien ou si tu n’étais pas gracieux, personne ne te prêtait la moindre attention. Et moi je n’étais pas gracieuse.” Pour cela, ou parce qu’elle considère le chant comme “une longue conversation avec moi-même, que parfois d’autres peuvent comprendre”, Inés se tait. Un soir de fête, après trente-huit années de silence, elle délivre un chant por solea qui laisse toute la famille stupéfaite. Le seul fait d’être né dans le flamenco ne suffit pas à faire de chacun un artiste. Il faut, selon les anciens, une sensibilité particulière et une intégrité rare pour être à même de transmettre.
Il faut aussi, ajoutait Pedro Bacán, cette part d’inquiétude créatrice, cette conscience du dépassement de soi, ce consentement à la solitude, si on ne veut pas simplement reproduire l’art qui vous a été légué mais le porter à d’autres envergures. Pressentant l’extraordinaire personnalité de cantaora de sa sœur, Pedro Bacán la révèle au public un soir de 1992 au festival d’Avignon, dans son spectacle Nuestra Historia al Sur. C’est le début d’une carrière atypique, fondée d’abord sur une complicité et une confiance fraternelle. En duo avec son frère ou avec la totalité de la compagnie du Clan gitan des Pinini, Inés accède aux grandes scènes internationales : l’Opéra Garnier (pour Paris quartier d’été), la Cour d’honneur du Palais des Papes à Avignon, la Biennale de flamenco de Séville…
En 1997, Pedro Bacán meurt dans un accident de voiture. On peut être veuf ou orphelin, mais il n’existe pas de mot pour qualifier celui ou celle qui a perdu un frère adoré… Inés rend hommage à Pedro en interprétant la Misa Flamenca qu’il avait créée quelques années plus tôt. Lourdement choquée, privée de son âme directrice, de son compositeur et leader artistique, la compagnie décide de se dissoudre.
Lancée par Pedro, la carrière d’Inés prend son envol. De Göteborg à New York, en passant par Casablanca, elle se produit dans des manifestations internationales majeures. Ses disques sont primés. On la trouve aux côtés des plus grands artistes de flamenco – notamment Israel Galván, qui la sollicite pour Tabula Rasa et El Final de este estado de cosas. Pourtant, elle continue d’incarner la parole contenue et explosive des plus silencieux, mélange de colère et de tendresse, de mélancolie et de feu, peut-être ce que Maeterlinck appelait “le trésor des humbles”. Une autre histoire de silence, qu’il racontait ainsi : “Si je vous parle en ce moment des choses les plus graves, de l’amour, de la mort ou de la destinée, je n’atteins pas la mort, l’amour ou le destin, et malgré mes efforts, il restera toujours entre nous une vérité qui n’est pas dite, qu’on n’a même pas l’idée de dire, et cependant cette vérité qui n’a pas eu de voix aura seule vécu un instant entre nous, et nous n’avons pas pu penser à autre chose. Cette vérité, c’est notre vérité sur la mort, le destin ou l’amour, et nous n’avons pu l’entrevoir qu’en silence.”
Photo ©René Robert 2014
Sources :
Paris Quartier d’Eté
Esprits nomades