Le spectateur européen a depuis belle lurette perdu sa candeur culturelle : ses yeux ont beaucoup vu, beaucoup lu et ses oreilles ont été copieusement sollicitées. C’est même là l’un des privilèges de nos sociétés « évoluées ». Le Flamenco, pour sa part, a déjà beaucoup voyagé dans nos pays et peu d’entre nous pourraient aujourd’hui jurer que dans leur esprit la case correspondant à cet art se trouve vide de toute définition (même embryonnaire), vide de connotation, vide d’à priori…Or les informations et les émotions recueillies lors d’une première exposition au Flamenco sont aussi fortes et déterminantes que nos premiers souvenirs : elles sont quasi-indélébiles et définissent ce que nous allons chercher, espérer, attendre inexorablement lors des prochaines rencontres.
Ceux qui ont connu le Flamenco des années 1930 auront goûté sa version édulcorée riche de trilles, guiches et œillades dévastatrices, ceux qui l’ont découvert dans les années 195O auront eu droit aux accents du mélodrame et à l’éclosion des rythmes avec les grandes compagnies de danse (Rosario et Antonio, Pilar Lopez, Carmen Amaya), ceux qui auront attendu la fin des années 6O auront assisté à un retour vers la sobriété et la primauté du chant (Antonio Mairena, les sœurs de Utrera, Fosforito, Chocolate). Les adeptes plus récents ont pu apprécier Camaron, Paco de Lucia ou Enrique Morente tout en mesurant les fulgurants progrès de la danse, portée par une pléiade de très brillants artistes.
Au gré des courants artistiques plus généraux développés dans d’autres disciplines (peinture, littérature, musique, arts de la scène), mais aussi du contexte économique et des préoccupations sociales, les aspirations du public ont varié et les créateurs de spectacles ont su satisfaire les attentes en faisant le choix tantôt du pur plaisir récréatif, tantôt de la transmission de messages culturels et sociologiques ou encore celui de la gravité des questionnements historiques et existentiels … De la configuration minimale (chant a capella) à l’animation des ballets tirés à quatre épingles, tout en passant par la reconstitution des ambiances familiales, le cabaret et les arguments de théâtre, le Flamenco a fait sa route sous bien des éclairages et a toujours su se régénérer pour déjouer les pièges d’une fossilisation stérile.
Pour ceux qui découvrent le Flamenco aujourd’hui, le choix sera pléthorique car chaque grand spectacle se présente désormais comme un festin : rien n’est laissé au hasard, les petits plats sont mis dans les grands et les chefs de cette gastronomie se nomment directeurs artistiques. Ils nous pourvoient de tant de riches victuailles que nos papilles s’affolent et peinent à faire leur choix entre l’attrait des saveurs mélangées, la force crue des condiments et la décisive qualité des produits…
Dans ces présentations parfois protéiformes du Flamenco, tout devient question d’habileté dans les dosages : diversification des instruments d’accompagnement, retouches dans la lumineuse poétique populaire, emprunts musicaux au jazz, à la bossa-salsa ou aux disharmonies contemporaines, scénographies et lumières hésitant entre « Nosfératu » et « le Magicien d’Oz », chorégraphies ambitieuses, métissages thématiques et hasardeux rapprochements avec l’Orient… tout un arsenal d’habillages est plaqué sur l’ossature rythmique opportunément immuable du Flamenco.
Certaines évolutions formelles peuvent se révéler heureuses et porteuses d’avenir, d’autres revendiquent simplement l’accès aux douteux portails de l’ « effectisme » et de la création mondialisée. L’ultime touche est apportée par la brillance de l’enveloppe finale, tour à tour d’inspiration gitane (gravité, chatoiement baroque et géniale désinvolture autorisée par l’ancestrale domination des rythmes) ou d’inspiration non-gitane (paya), plus marquée par la finesse et le soin apportés à l’exécution, la concentration respectueuse et la recherche esthétique. Du néo-classicisme aux créations d’avant-garde, l’éventail actuel est large, et le spectateur peut s’en réjouir, mais il est abandonné seul face à ses responsabilités : à lui de faire son marché, le buffet est bien dressé et Dieu reconnaîtra les siens !
Pourtant, on nous avait donné de solides pistes : il y était question d’un art ancestral et indemne de toute contamination, d’une sorte de dinosaure né tout habillé échappant aux vicissitudes des modes, d’un art « primitif » tapi au fond des gorges et sous d’affriolants volants censurés par l’Inquisition, d’une expression issue du génie involontaire de quelques incontrôlables illettrés nommés gitans …
Rien de tout cela n’est totalement faux, ni totalement vrai, bien entendu. Les gitans ? ils ne sont pas les seuls détenteurs du Flamenco et n’en sont probablement pas davantage les seuls géniteurs : gardons à l’esprit que seule l’équation andalouse a débouché sur ce résultat. Le substrat folklorique, lui-même composite, (à l’image des communautés juives, maures, gitanes et chrétiennes qui ont cohabité en Andalousie), reste encore apparent sous les sédiments frais des deux siècles d’existence documentée de cet art. Un art ancestral ? né à la fin du 18° siècle, il est bien jeune au regard de l’histoire, même si ses matériaux de base sont très anciens et ont été revisités, selon un procédé précisément cher aux gitans tout au long du chemin qui les a conduits de l’actuel Rajasthan à l’Occident…Un art monolithique étranger aux modes ? difficile à défendre quand on sait qu’il apparaît en plein Romantisme, en plein engouement pour le mystère des peuples oubliés, la bohème et l’exotisme orientaliste. L’Andalousie devient pour l’Europe le territoire du rêve. Qui plus est, cet art éclot et trouve un auditoire au moment précis où l’Espagne cherche des moyens d’expression artistique nationale, met en lumière ses singularités pittoresques et son génie populaire (costumbrismo) : le pays s’efforce de secouer le joug des influences françaises et italiennes alors dominantes dans la musique, la danse, le théâtre et la vie sociale.
Loin des urbanités décriées, un Flamenco encore maladroit exorcise ses douleurs et ses liesses au hasard des rues et dans les arrière-salles de tavernes, des spectacles privés sont judicieusement improvisés pour des voyageurs et des intellectuels assoiffés d’insolite et d’émotions authentiques (Doré, Davillier, Mérimée, Dumas, Gautier)… La naissance du Flamenco s’inscrit si bien dans l’air du temps qu’il est permis de penser à d’opportunes coïncidences, doublées d’un avènement artistique inespéré.
Un avènement inespéré, car porté au jour par de pauvres hères confrontés à l’inexpugnable misère, à l’injustice sociale ou raciale, au mystère du monde et à la fatalité de leur propre malheur, ce style plus rustique qu’archaïque (et plutôt dérangeant) va trouver, contre toute attente, une audience suffisante pour assurer durant un demi-siècle les beaux jours des cafés cantantes (cafés-concert), étape décisive dans la codification et la professionnalisation qui en feront officiellement un art à part entière. L’expression première, « primitive », jaillie de l’homme sans appel à témoins, aura été de courte vie puisque dès le milieu du 19° siècle, nous retrouvons le Flamenco en phase d’affinage esthétique et tributaire du goût d’un public.
A partir de là tout est dit, ou presque, et il faudra bien nous y faire : comme la peinture plastique a supplanté la chaux sur les murs andalous, le glaçon a supplanté la gargoulette et le cheval-vapeur a supplanté la mule ou l’âne, le plateau scénique a supplanté la taverne du cantaor : le Flamenco est affaire de professionnels et cela ne date pas d’hier. En contrepoint, le Flamenco « intime » a toujours existé (au sein des familles gitanes ou lors de réunions privées) et il a même rempli une importante fonction d’archivage vivant, de référence-refuge à l’époque des plus grandes dérives commerciales (Opera Flamenca, années 1930). Mais nous devons derechef oublier nos attentes de miraculeuses improvisations, fomentées par tant de lyriques impressions de voyage, tant d’admirables mots centrés sur l’illusoire « pureté » du cante ou du baile découverts loin du velours des théâtres, lors de rencontres privilégiées qui ne font que confirmer le public dans son délit de non-initié et propagent les malentendus sur l’authenticité de cet art…
Car à la fin du compte, que faut-il attendre du Flamenco ? Si son adaptation versatile à la scène assure sa survie commerciale, est-ce à dire que sa survie artistique est nécessairement condamnée ? La qualité du Flamenco est entre les mains de ses artistes, au-delà même des exigences de sa « mise en art » scénique : du degré de sincérité dans la reproduction fidèle ou la transposition actualisée des sentiments exprimés par leurs prédécesseurs dépend en grande partie l’émotion ressentie par le public. Les formes pourront aller de l’âpreté la plus élémentaire à la plus grande sophistication, l’essentiel n’est pas là : embusquée sous les voiles de l’élaboration artistique, c’est la trajectoire de l’âme humaine qui nous chavire. La chaîne ne doit pas être interrompue et chaque artiste doit se sentir gravide du poids de l’héritage flamenco : si son cœur n’en est pas pétri et n’en parle pas, la performance restera lettre morte. Et si nous sommes là, toujours fidèles aux rendez-vous multiformes du Flamenco, c’est qu’intuitivement nous savons que ses plaintes et ses paroxysmes (parfaitement conjugables au passé, au présent et même au futur) sont capables de générer l’imprévisible magie à naître d’une main, d’un cri, d’un regard ou d’un accord de guitare en un instant de miraculeuse complicité avec notre état d’âme, notre soif de sentiment et de beauté.
Le Flamenco n’est pas une discipline artistique, c’est un art habité et incandescent : il mobilise et consume l’homme de part et d’autre des feux de la rampe. Au-delà du singulier langage sonore et visuel propre au genre, tout spectacle fidèle à l’essence de l’art flamenco demande une implication émotionnelle, où la tension de l’artiste n’a d’égale que celle du spectateur. Tout y est fait d’instants précieux, de moments-clé où les sens en alerte décryptent les échos du passé, les nuances de l’interprétation et le degré d’intelligence entre les membres de la trilogie chant-guitare-danse, car c’est de leur conjonction éphémère que peut surgir la surprise et le ole. Avec une affectueuse pointe de voyeurisme, l’amateur guette aussi le moment où l’artiste va sortir du cocon qu’il a tissé pour affronter la scène, le moment d’inspiration irrépressible qui va le mettre en danger, le pousser vers un dépassement et le conduire à faire appel au registre des instincts.
L’une des clés essentielles de la force du Flamenco se cache peut-être là, dans la révélation d’une expression instinctive devenue socialement incorrecte dans nos contrées : les artistes sont alors nos porte-voix et nos « porte-corps » dans la recherche de la grâce et de la beauté tout comme dans l’enivrante expression de la violence, de l’énergie furieuse et libre, de la rage à nier la mort et à défier la vie.
Avec une gourmandise toujours renouvelée, l’aficionado explore les strates graduellement accumulées par des générations d’artistes pour faire du Flamenco une aventure esthétique et humaine unique, et c’est avec une obstination silencieuse qu’il y guette la palpitation primordiale et nue de ses instincts enfouis, comme on convoite la cerise sur le gâteau.
« el francés halla en lo ibérico lo que él ya no tiene, lo que ya no puede tener, por exceso de cultura y sofocacion del instinto » (A. Gonzalez Climent).
« le français trouve dans les choses ibériques ce qu’il n’a plus, ce qu’il ne peut plus avoir, par excès de culture et suffocation de l’instinct ».
Anne-Marie Virelizier, danseuse et historienne